Village dans la ville

Hanoï, la capitale vietnamienne, cache autant de villages qu’il existe de rues. Dans certaines, le temps semble s’être arrêté pour se reposer du train forcené que lui imposent les hommes. Petite promenade dans une rue-village.

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Une rue de village ou un village dans une rue?
Photo: CTV/CVN

Caché entre le lac de l’Ouest et le fleuve Rouge, ma modeste rue se réveille au bruit des premiers volets de bois qui s’ouvrent. C’est le voisin du N°10 qui part à l’usine avant que les étoiles de la nuit ne s’éteignent. Soucieux de ses voisins ou peut-être tout simplement parce que sa femme lui a demandé de ne pas réveiller le petit, il pousse sa moto à la main jusqu’à la grande rue, avant de la faire démarrer.

Il a à peine disparu dans l’aube naissante que les fenêtres du N°1 s’éclairent. C’est la personne responsable d’un parking à motos le long du grand mur de l’école qui se prépare à sortir pour installer les cordes-frontières destinées à délimiter l’endroit réservé aux deux-roues.

Animation dès l’aurore

Déjà, le ciel s’éclaircit. C’est l’heure où apparaissent les premières ménagères matinales qui, à grands coups de seaux d’eau claire, nettoient les seuils des maisons, humectent la chaussée ou, au contraire, balayent les détritus déposés par les orages de la nuit. La vendeuse de pho (soupe de nouille au poulet ou au bœuf) installe ses petites tables et ses chaises en plastique bleu juste à côté du vendeur d’alcools médicinaux. Un coq, oublié dans une arrière-cour, salue de son chant strident les premières lueurs du jour.

Ma rue s’anime. Ceux qui partent au travail s’assoient, ventres affamés et yeux embrumés de sommeil, autour de la marmite de pho, qui bouillonne doucement en dégageant une bonne odeur d’épices et de pâtes qui vient me chatouiller les narines par la fenêtre entrouverte.

Quand le ciel effiloche les dernières écharpes de nuages nocturnes, ma rue est déjà pleine d’une animation tranquille: ménagères qui partent au marché proche, petits enfants portés par les grands-parents qui ouvrent un regard étonné à cette nouvelle journée, parents qui accompagnent leurs enfants à l’école dont les grands bâtiments austères semblent surveiller d’un œil sévère les anciennes maisons coloniales qui s’alignent sagement les unes à côté des autres. Ce sont elles qui donnent à ma rue ce charme désuet, en nous transportant à une époque où les belles se promenaient avec des ombrelles pour se protéger des rayons du soleil et où les sabots des chevaux claquaient sur le pavé.

J’aime contempler leurs façades ocres, au fronton sculpté. Avec leurs hautes fenêtres à stores en bois, leurs terrasses fleuries, et leurs balcons joufflus, elles ressemblent à de vieilles dames qui se rencontrent à l’heure du thé pour partager leurs souvenirs de jeunesse. Leurs portes s’ouvrent sur de mystérieux couloirs, sombres comme des grottes inexplorées, passerelles vers des univers inconnus où le temps se compte à rebours. Il m’arrive parfois de m’engouffrer dans un de ces noirs tunnels: au bout pas de maison en pain d’épice, mais le logement de la blanchisseuse, une courette, recouverte d’une pergola de cintres à vêtements, gibets humides, qui larmoient sur le sol inégal.

Quand je viens chercher le linge que ma femme a déposé la veille, je ne passe pas inaperçu. Avertis par un sixième sens, les habitants du couloir apparaissent l’un après l’autre. Voici le jeune étudiant qui loue une chambrette avec fenêtre sur étendage. Il vient échanger quelques mots avec le Tây (Occidental). Quelques pas encore, et c’est le couturier dont l’échoppe s’ouvre sur un puits de lumière, au milieu duquel trône un bonsaï. Il vient me saluer et me demander "Comment ça va?". Plus loin, c’est la vieille dame qui habite dans l’appartement proche de l’entrée. Elle attend que je la salue d’un respectueux vietnamien “Xin chào bà!” (Bonjour Madame!). Rue dans ma rue, le couloir me ramène en plein soleil dans un autre monde.

Au fil des heures

Aux heures actives de la matinée, ma rue bouillonne d’une énergie studieuse. De l’école, parviennent les ânonnements de mots consciencieusement répétés. L’épicier range, dérange, replace les grands bacs de riz, négociant âprement chaque kilo avec les clientes qui portent un sac d’une main et traînent un marmot de l’autre. Les vendeuses ambulantes de fruits, légumes, ustensiles de ménage et autres quincailleries sont assises sur le trottoir, à l’ombre de bâches de plastique.

À Hanoï, il y a des villages qu’il existe de rues.
Photo: CTV/CVN

Devant l’échoppe du tailleur, ouverte sur la rue, des hommes sont réunis, buvant du thé en échangeant quelques brèves paroles entre deux bouffées de pipe à eau. Plus loin, la coiffeuse et son apprentie tentent de transformer une élégante en concurrente de Miss Vietnam. En face des émules de Figaro, des personnes vont et viennent, entrent et sortent d’un petit immeuble de trois étages, siège d’une société informatique, que ma rue a bien voulu accepter en son giron. Au bout, là où ma rue se jette aveuglément dans une rue passante, un taxi est garé à l’affût, prêt à jaillir pour transporter à travers la cité l’imprudent qui voudrait quitter ma rue.

Déjà, l’heure méridienne. Ma rue devient restaurant. On mange devant les portes, dans les échoppes, derrière les fenêtres. Les fumets s’entrechoquent, s’entremêlent en un tourbillon odorant qui agace les papilles et excite la salive. Le brouhaha des convives va crescendo au fur et à mesure que les estomacs se remplissent et que les verres se vident. Puis, les heures chaudes imposent le silence. Ma rue s’assoupit, dans le ronronnement des ventilateurs ou des climatiseurs. Il ne reste plus que le surveillant du parking qui somnole allongé sur la selle de sa moto.

La rumeur assourdie de la grande ville nous semble venir d’une autre planète. Ma rue de nouveau s’éveille. C’est l’heure où les enfants de l’école emplissent l’air de leurs chants et de leurs comptines. Les lève-tôt rentrent chez eux. Les tout-petits sortent de leurs nids pour se dégourdir les jambes, fidèlement suivis par des mamans inquiètes et heureuses. Les vendeurs à vélos viennent scander leurs appels pour attirer le client.

Et puis, c’est déjà le moment où retentit la cloche qui annonce le début du ballet des sacs à ordures ménagères: chacun et chacune viennent déposer son offrande à la salubrité publique dans la petite benne qu’une employée viendra chercher au crépuscule pour la faire disparaître dans la nuit.

Ma rue doucement s’endort, petit village tout proche et pourtant si loin de l’animation de la grande ville.


Gérard Bonnafont/CVN

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